Chapitre I
Toute ressemblance avec des
personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que
volontaire.
Bien évidemment, nous n’évoquerons
à aucun moment le bien-être et l’intérêt des élèves dans ce témoignage, afin de
ne pas choquer les âmes sensibles.
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Vendredi après midi.
Nous sommes dans le ventre d’un monstre dénudé, un
navire sur lequel errent 4 ou 5 matelots, les yeux fatigués, les épaules basses
et lasses.
Derrière un ordinateur au disque truffé de spywares
et de publicités pour des pseudo pilules de Viagra® fabriquées en Inde, voire pour
de charmantes hôtesses n’attendant que votre numéro de carte bleue pour vous
mener à l’extase.
Derrière cet ordinateur donc, se trouve une grâce
raphaëlienne, pianotant sur sa propre fenêtre ouverte sur le monde virtuel.
Elle traite ses propres « cas ». C’est ma collègue, d’autres diront
ma « camarade ».
Nous sommes des « soutiers », besogneux et
obstinés, faisant partie du syndicat majoritaire de l’éducation nationale. Un organisme
qui pour le professeur moyen est associé à la puissance et au pouvoir.
Alors souquons ferme, il faut que le monstre avance.
*
Je lis le mail d’un collègue qui a l’élégance de
porter le prénom de ce « cher » Staline. Celui-ci est TZR néo-titulaire.
Il cumule donc 2 tares :
- bien qu’ayant le concours d’enseignant, il est
remplaçant. Ce qui, que cela soit devant les élèves ou face à l’administration
(ou même parfois les collègues qui, eux, ont un poste en établissement)
équivaut à valoir autant qu’une merde, et encore pas celle de Piero Manzoni…
- 2° tare, c’est la première année qu’il enseigne
(si l’on écarte son année de stage). Cette inexpérience, tant des élèves que du
système administratif kafkaïen, équivaut à valoir autant qu’une merde, et
encore, pas celle de Piero Manzoni…
Comme tous les remplaçants, ce collègue possède une
zone géographique à l’intérieur de laquelle il est amené à remplacer. Dans son
cas, sa zone correspond à un département, dont le début du nom rappelle un
célèbre dormeur.
Pour un remplaçant, une zone est donc étendue, (et
encore je vous passe les subtilités des décrets et circulaires administratives
qui autorisent une extension artificielle de la zone en certaines occasions).
Ce collègue m’écrit donc pour me signaler que l’administration
l’a affecté en dehors de sa zone (en dehors même de l’extension artificielle
prévue par les décrets) dans un établissement classé PEP IV (joli comme
acronyme non ? Cela signifie « Postes à exigences particulières de
type IV »). Nous l’appellerons pour des raisons totalement hypocrites le
collège des Sapajous à Melon.
Un tel poste compte (théoriquement si l’on en croit
son classement, mais dans ce cas la théorie et la pratique se rejoignent) parmi
les plus difficiles pour un enseignant. Evidemment, personne ne veut aller dans
cet établissement, et donc il arrive fréquemment que les élèves y soit pendant
plus ou moins longtemps sans professeur. On y envoie donc souvent des
remplaçants.
Cette affectation est complètement illégale. Je
passe, afin d’éviter de vous endormir, les modalités selon lesquelles il a été
affecté , elles aussi illégales, avec des
pratiques managériales inhumaines dignes de France Télécom : maniant l’intimidation
et le mensonge (ce qui ne manque pas de me scandaliser encore plus).
Non seulement Joseph, car il est néo-titulaire, a le
droit de refuser d’exercer en PEP IV. C’est une annonce du Recteur de l’académie
lui-même, qui n’est pas avare quand il s’agit de « communiquer » (à
prendre au sens politicien du terme). Joseph a donc signalé à l’administration,
6 mois auparavant, qu’il ne désirait pas exercer en PEP IV. Mais vous aurez
déjà compris que cela, l’administration s’en fiche…
Mais en plus, Joseph doit se lever à 5 heures du
matin pour aller exercer son métier dans
un établissement situé dans une zone dans laquelle légalement il n’a pas à se rendre.
La simulation RATP affiche en effet 1 heure 51 de trajet ce qui lui fait 4
heures de trajet par jour. Mais vous aurez compris que cela, l’administration s’en
fiche…
*
Devant mon ordinateur au disque truffé de spywares
et de publicités virales, je prends donc mon téléphone pour joindre la
responsable des remplacements au rectorat : la célèbre madame Relents.
*
Madame Relents à l’art du sourire et de l’affichage
d’une bienveillance maternelle qui (car il m’est arrivé de l’avoir en face de
moi lors de réunions) provoque instantanément un sentiment rassuré de confiance
en l’Administration (pour un professeur en début de carrière, l’Etat et ses
émanations constituent du point de vue freudien une imago parentale sacrée).
Après plus de 20 minutes de sonneries perdues dans
les limbes de je-ne-sais- quelle dimension supplémentaire de notre espace-temps
(il faut bien cela pour joindre le rectorat, et encore plus pour contacter un
responsable comme madame Relents. Mais aujourd’hui j’ai visiblement de la
chance…), je reçois un lapidaire :
- «Allo ».
À cet instant là de la conversation, je sais déjà
que madame Relents est d’une humeur exécrable et qu’elle n’attend certainement
qu’une seule chose : partir en week-end.
Je me présente donc rapidement. J’avoue que cela n’améliore
pas son humeur (nos rares conversations téléphoniques ne rentreront pas dans l’histoire
des échanges amoureux). Je ne sais pas si elle me reconnait mais le simple nom
de mon syndicat lui donne à mon avis des boutons, voire l’envie d’une vague de
suicides supplémentaires réduisant à néant toute communication téléphonique française.
- « Je vous appelle à propos du cas de Monsieur
Joseph K. Nous avons déjà évoqué sa situation avec vos supérieurs et leur arbitrage
avait été favorable. J’appelle pour savoir ce qu’il en est de sa situation, si
cela a été réglé du point de vue administratif. »
- « Je n’ai aucune nouvelle de ma hiérarchie
concernant ce cas. »
[N.D.A : Les interventions de ce personnage imaginaire
sont indépendantes de l’auteur de cet article. L’auteur se dégage de toute responsabilité
quant au contenu des propos provenant de cette dimension.]
- « Et bien il s’agit du cas d’une affectation
en dehors de toute zone, même limitrophe, d’un collègue néo-titulaire. Qui plus
est, l’affectation est en PEP IV, alors que le collègue a demandé à ne pas l’être… »
C’est parti, Relents me coupe maintenant la parole :
- « Si nous l’avons affecté là, c’est que nous
l’avons appelé avant et que nous avons obtenu son accord. Vous pouvez en être assuré. »
(- « 1° mensonge = connasse débutante »)
- « Il ne me semble pas que cela soit le cas,
sinon le collègue ne vous aurez pas envoyé un courrier vous demandant de
changer son affectation… »
(- « syndicaliste : 1 - connasse : 0 »)
- « Je peux vous assurer le contraire. »
(- « Elle insiste la bougresse ! »)
- « De plus, il n’y fait que douze heures de
cours... »
Autrement dit, il ne fout rien, argument classique
dans l’administration quand on parle des remplaçants (qui au passage n’ont rien
demandé pour subir cela). Je rappelle qu’un néo-titulaire doit dans mon
académie effectuer 16 heures de cours car il suit en parallèle des formations à
l’IUFM.
- « … »
Je suis alors un peu sur le cul, je l’avoue, je n’ai
pas encore l’habitude des joutes verbales avec de telles hyènes. Mais je
reprends :
- « Il ne me semble pas que cela soit le sujet,
le collègue se plaint, toujours dans son courrier, de devoir se lever à 5
heures pour aller travailler…)
- « C’est faux, monsieur K habite gare de
Félin, et il ne faut que 20 minutes pour rejoindre Melon en transport en commun ! »
Après vérification sur le logiciel, en admettant
pour l’instant que Monsieur K habite gare de Félin, Madame Relent divise
gentiment par 3 le temps de trajet des simulations les plus optimistes….
(- « 2° mensonge = connasse confirmée .»)
- « Encore une fois, ce que vous me dîtes ne
correspond pas à ce que décrit le collègue dans sa lettre… »
Sur le moment, je n’ai pas la présence d’esprit de
rappeler le cadre réglementaire qui stipule que l’affectation d’un collègue
doit être considérée à partir de sa résidence administrative (l’établissement
qui gère le dossier d’un professeur) et non de sa résidence privée…
- « Écoutez, Monsieur K se trompe, il ne doit
pas connaître les réseaux de transport car moi j’ai des gestionnaires qui font
Lutèce-Melon en 20 minutes !!!
Évidemment, vous l’aurez compris, Monsieur K n’habite
même pas près de la gare de Félin, mais bon, nous ne sommes pas à cela près, n’est-ce
pas ?
(- « 3° mensonge = connasse experte. »)
- « Je ne pense pas que le collègue ait inventé
3 heures de trajet pour le plaisir… »
- « Moi je veux bien réviser son affectation,
mais de toute manière, je n’aurai rien dans sa zone, je ne peux que l’envoyer
en zone limitrophe [les fameuses extensions artificielles prévues par les
décrets dont je vous ai parlé précédemment. N.D.A], soit en Peine-Sans-Répit *…. »
- « Cela serait réglementaire et je pense qu’il
serait alors d’accord… »
- « Très bien, mes services vont l’appeler dès
cet après midi. Au revoir. »
* Peine-Sans-Répit : Département célèbre et
redouté des jeunes professeurs…
*
Révolté par de tels mensonges, par cette suffisance
crasse et cette capacité à piétiner sciemment les considérations humaines au
nom des contraintes budgétaires.
Le collègue va se retrouver en Peine-Sans-Répit,
soit à une distance équivalente de son ancienne affectation. Cela sera peut
être encore plus difficile. Peut être cela sera-t-il plus facile.
La seule différence, c’est que maintenant, cela sera
légal.
*
Vendredi après midi.
Nous sommes dans le ventre d’un monstre dénudé, un
navire sur lequel errent 4 ou 5 matelots. J’ai les yeux fatigués, les épaules basses
et lasses.
Je suis derrière un ordinateur au disque truffé de
spywares et de publicités pour des pseudo pilules de Viagra® fabriquées en Inde,
voire pour de charmantes hôtesses n’attendant que votre numéro de carte bleue
pour vous mener à l’extase.
Je suis un « soutier », besogneux et
obstiné, faisant partie du syndicat majoritaire de l’éducation nationale.
Je ne sers quasiment à rien, à souquer dans ce
navire vide auquel plus personne ne prête attention.
Je suis impuissant. Un Sisyphe, dans le Tartare de l’éducation
nationale, à pousser le lourd rocher aveugle d’un management nauséabond.
Cela fait longtemps que je n’ai pas vu le capitaine
Némo.
Je suis commissaire paritaire pour le Snes. Mes collègues
m’ont élu pour les représenter.
Ce week-end, je continuerai de préparer mes cours.
*